LA CUISINE : UNE ARME DE GUERRE EN UKRAINE ?




La Russie patine, la victoire rapide promise par Poutine n’arrive pas. L’Ukraine résiste et tient front, coûte que coûte. Et à l’arrière, c’est le pays tout entier qui fait front avec eux. Chaque aspect de la vie quotidienne est devenu un moyen de participer à l’effort de guerre. Là-bas, la population civile multiplie les efforts au quotidien pour soutenir l’armée. Du gérant de boîte de nuit qui organise des soirées pour acheter du matériel technique aux soldats, aux musiciens qui jouent l’hymne ukrainien pour faire passer le temps lors des alertes à la bombe, tout le monde apporte sa pierre à l’édifice. Et, au cœur de tout cela : la cuisine. La manière dont les soldats ukrainiens sont nourris joue-t-elle un rôle dans leur maintien du front ?


le 2 mai 2023 - Claire Larcher -









        Depuis le 24 février 2022, le nombre de soldats ukrainiens a quadruplé. Ils sont plus de 600 000 soldats à combattre pour leur pays, à devoir manger trois fois par jour. Cela revient à fournir plus de 1800 000 repas par jour, dans un pays où la guerre fait rage.

Nourrir l’armée est devenu un défi quotidien, tant à cause du manque de budget, qui oblige la quantité à primer sur la qualité, qu’à cause du besoin d’électricité pour cuisiner, jamais garantie près des lignes d’affrontement.


Pour tenter de pallier à ces problèmes, tout un réseau de bénévole s’est construit peu à peu, au rythme des initiatives, dans les différentes villes où les soldats sont déployés. Aux rations de l’armées, ils ajoutent de vrais repas. Leur argument est simple :

« Un soldat bien nourrit, c’est un soldat qui se bat bien »

Ils n’ont pas pour ambition de supplanter l’armée dans le ravitaillement des soldats, mais bien de leur offrir un peu de réconfort.


La situation dans la région de Zaporijia, théâtre de nombreux affrontements, aide à comprendre l’importance fondamentale d’un tel engagement. En première ligne, là où les combats font rage, le soldat est en « mode » survie :  rien ne doit le distraire des dangers qu’il encoure et de la nécessité de se protéger de ceux qui veulent le tuer.

Manger est ordonné à cette contrainte.
Ainsi, cuisiner n’est pas concevable : faire de la fumée ou de la lumière est trop risqué. Les soldats mangent quand ils ont un moment de répit. Ils disposent de rations sèches. Certaines se réchauffent au contact de l’eau, grâce à un dispositif chimique. Beaucoup tiennent aussi au rythme de boisson énergisantes et de barres protéinées. Et tant pis si ça fait mal au ventre.

Dans la zone intermédiaire, celle en appui de la ligne de front, le soldat a plus de marge pour se nourrir. Là-bas, la débrouille est plus aisée. Il dispose à la fois de ces rations sèches et de ce que leurs envoient les volontaires. Là, manger commence à prendre un nouveau sens. À la place des rations traditionnelles, à la place de pâté sans saveur sur un biscuit sec, le soldat peut avoir un peu de soupe, épaisse et chaude, qui va lui tenir au corps. Pendant un court instant, c’est comme s’il était de retour chez lui et qu’il pouvait de nouveau goûter à la cuisine de sa maman.
A l’arrière, c’est de la structure, finement orchestrée par la Magic Food Army, une unité de bénévoles volontaires. A sa tête, le chef Zhenya Mykhailenko.

Cuisinier de formation, il a décidé de quitter la quiétude des Etats-Unis pour être au plus près des siens dès 2014, après l’annexion de la Crimée. Ses premiers repas pour l’armée, il les préparait dans un bunker, à Kiev, en mars 2022. Avec ses cent volontaires, il cuisinait jour et nuit pour servir trois repas par jours à deux bataillons et demi.

Il s’est lié avec les forces spéciales, et a décidé de les suivre à Zaporijia, un des cœurs des affrontements. Là-bas, il a commencé à cuisiner dans un petit-camion restaurant. Seul d’abord, puis rejoint peu à peu par 1922 volontaires. De cette initiative est née son association, avec qui il a servi près de 700 000 repas depuis le début de l’invasion.

Il m’a expliqué qu’il servait des repas “comme à la maison” : escalopes, légumes, bolognaise, raviolis, crêpes, gâteau au chocolat, et le bortsch aussi, cette soupe à la betterave qui est un plat national. Une partie de la nourriture est mise sous vide et envoyée sur le front. « Dans leur assiette, au-delà de l’apport nutritif, les soldats retrouvent du réconfort et du plaisir », dit-il.  


Du côté russe, c’est différent. Leurs civils, loin d’eux, loin du conflit, ne leur apportent ni le même soutient, ni le même engagement. Et surtout, les soldats russes, eux, mangent mal.  Face à cela, les forces ukrainiennes tirent de leurs repas une fierté nationale, une envie de se donner encore un peu plus. Ils se sentent aimés et soutenus par leur pays. En effet, les repas qu’ils mangent, préparés par les volontaires, le sont uniquement grâce à des dons de civils. Derrière les repas de Zhenya, se trouve tout une nation qui contribue au bien-être de ses militaires par des petits gestes. Pour lui, ça leur donne une raison de plus de se battre. La bonne nourriture renforce leur sentiment nationaliste, l’enthousiasme qu’ils vont mettre au combat.

Et surtout, leur moral est maintenu, renforcé, voire décuplé. Car dans les plats préparés avec soin par les volontaires, les soldats retrouvent tout leur pays qui les soutient.

Ils se sentent soutenus et aimés.
Ce qui le frappe aussi, c’est de voir les soldats partir au combat en disant qu’ils ont hâte de le retrouver, que, pendant deux semaines, ils vont penser aux repas auxquels ils auront droit en rentrant.
Après avoir vécu dans l’insécurité profonde pendant des jours durant, retourner sur leur base et profiter d’un repas civilisé leur permet de se sentir en sécurité. « Ils sont complétement redémarrés. »

Là-bas, la guerre est très psychologique. Quand ils mangent, les soldats mesurent combien aussi leur pays est avec eux, derrière eux, m’explique le chef Zhenya,

« Ça les aide à avoir la certitude qu’ils ont raison d’être là et qu’ils peuvent gagner cette guerre. »


A Zaporijia, cuisiner et nourrir est un challenge en terme logistique. La ligne de front fait plus de 2500 kilomètres de long. Et à cause de la nature de la guerre, les soldats sont dispersés le long de la ligne, en petits groupes, ce qui ne facilite pas l’approvisionnement. Pour continuer à nourrir tout le monde, les volontaires ont besoin de réfrigération constante, de beaucoup de mains, tout de temps. Alors le chef Zhenya a pour projet de faire acheminer des cuisines de campagnes modulaires. Facilement transportable sur le front, elles donneraient accès à plus d’équipements, faciliteraient la cuisine et conserveraient plus longtemps les aliments.

Seulement, pour le moment, la Magic Food Army ne fonctionne que grâce à la générosité des civils et des entreprises, qui leur verse des dons, afin qu’elle puisse continuer à cuisiner.

Son organisme, chef Zhenya rêve d’en faire une entreprise normale, avec des employés qui touchent un salaire, en plus des bénévoles.

Son prochain objectif, c’est de réussir à récolter assez d’argent pour acheter ou faire construire des cuisines américaines, facilement transportables sur le front. Elles permettraient aux denrées de se conserver plus longtemps, et aux soldats de manger chaud plus facilement. Ensuite, il espère pouvoir faire venir de plus en plus de volontaire, de tous les horizons, prêts à donner quelques mois pour l’aider dans sa grande entreprise solidaire.


L’aide qu’il a reçue jusqu’à aujourd’hui, grâce au bouche à oreille, grâce aux médias internationaux qui commencent à s’intéresser à son activité ne cesse de grandir.

Selon lui, il y a un lien évident entre cuisiner et prendre soin de quelqu’un, ce pourquoi l’aide qu’il reçoit ne cesse de grandir.

Et cela le pousse à se donner toujours plus. Cuisiner, c’est devenu sa manière à lui de se battre. Oui, c’est certain. En Ukraine, la guerre se fait aussi dans l’assiette.







Retrouvez ici le projet de la Magic Food Army fondée par Zhenya Mykhailenko et les modalités pour le soutenir.








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